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Pourquoi prendre le temps de réfléchir à sa stratégie serait l’apanage des grands groupes ?

  • jean-michelbeziat
  • 2 juil. 2024
  • 9 min de lecture

 Article 6 : l'expression de la stratégie 3/3



La nécessité d’une approche alternative ?


Mais aussi éprouvée soit-elle, cette approche traditionnelle intègre trois postulats qui peuvent brider la réflexion stratégique.

 

Que ce soit à travers l’analyse PESTEL, l’approche par les scénarii ou les force de Porter, l’ensemble de ces outils part d’un postulat simple : Il faut aider l’entreprise à mieux comprendre et anticiper les évolutions d’un environnement qu’elle subit. L’objectif est de mieux comprendre le champ de bataille, de mieux anticiper ses évolutions. Cette compréhension permettra de défendre et renforcer la position concurrentielle de l’entreprise en identifiant les avantages stratégiques qu’elle peut mettre en œuvre et en les préservant. Ces avantages stratégiques s’articulent, à part pour certains secteurs très spécifiques qui disposent de leurs propres règles, autour de l’une des trois stratégies génériques de domination :

 

Par les coûts : l’entreprise propose un produit équivalent ou similaire à celui de ses concurrents à un prix inférieur. C’est la stratégie mise en œuvre par les compagnies low cost par exemple.

 

Par la différenciation : l’entreprise maitrise une capacité qu’elle est la seule à détenir, ce qui lui permet de répondre de façon exclusive ou quasi exclusive à une demande du marché. L’entreprise ASML exploite une technologie incomparable de gravure de galettes de silicium qu’elle est la seule à maîtriser et qui lui permet de détenir 90% du marché de la photolithographie DUV. Souvent, cette domination s’appuie sur un espace concurrentiel très spécifique même s’il existe des exceptions, la plus connue étant Google.

 

Par la focalisation ou concentration : L'entreprise identifie une part spécifique du marché, une niche, sur laquelle elle développe un avantage concurrentiel lié soit au coût, soit à la différenciation. La faible taille du marché dissuade les concurrents de l’attaquer. Le véhicule électrique était un marché de niche lorsque Tesla s’y est engagé. A noter que cette stratégie est le plus souvent temporaire, le succès appelant le succès.

 

Mais aussi éprouvée soit-elle, cette approche traditionnelle intègre trois postulats qui peuvent brider la réflexion stratégique :

 

1. Le marché est compris comme un territoire délimité, fini sur lequel les entreprises s’opposent pour exister en défendant leurs positions au détriment des compétiteurs.

 

2.  Les stratégies de domination sont elles aussi limitées autour de deux axes : les coûts ou la différenciation, la stratégie de concentration étant une dérivée de ces deux approches. La domination par différenciation étant par nature plus compliquée à mettre en œuvre, on comprend que la stratégie de domination par les coûts est la stratégie préférentielle.

 

3.  L’entreprise subit son environnement et n’a que très peu de prise sur son évolution. Ceci en particulier parce que dans cette vision, l’innovation est principalement vue comme incrémentale et non de rupture, voire accessoire, et n’a donc pas la possibilité de disrupter le marché.

 

« Territoire limité », « Domination par les coûts », « Environnement subit ». Si la pensée stratégique est contrainte par ces trois caractéristiques, alors le risque d’uniformisation de la réflexion et des réponses induites est particulièrement important. Et si l’on pousse l’approche proposée à son paroxysme, alors ceci ne peut qu’exacerber la guerre des prix avec comme conséquence ultime pour l’entreprise seulement deux issues possibles : pour celles qui n’auront pas la capacité à soutenir la compétition, la disparition, soit par la faillite soit par l’absorption, ou, pour celle qui maitrisera le mieux les paramètres du marché, la domination ultime c’est à dire le monopole. Evidemment cette évolution demanderait du temps mais on a déjà vu un marché purement concurrentiel produire de tels monopoles ou quasi-monopoles comme ceux d’AT&T, de la Standard Oil ou plus proche de nous encore une fois de Google.

 

La question est donc la suivante : si ces outils exacerbent une concurrence telle que le vainqueur aura dû souffrir la plupart du temps mille maux pour s’imposer, au risque d’en sortir affaibli, ne faudrait-il pas penser à une autre approche ? Si les lois traditionnelles du marché rendent les confrontations entre compétiteurs toujours plus rudes, ne faudrait-il pas mieux refuser le combat et tenter d’ouvrir un espace concurrentiel nouveau dans lequel l’entreprise est la seule à intervenir, au moins pour un temps ?

 

La réponse à cette question s’est matérialisée dans une nouvelle approche stratégique appelée : « Stratégie Océan Bleu » conceptualisée par Renée Mauborgne et W. Chan Kim ("Stratégie Océan Bleu", Editions PEARSON 2015), par opposition à l’océan rouge du sang des compétiteurs qu’est l’espace concurrentiel traditionnel. Cette nouvelle approche présente ceci de particulier qu’elle reconnaît à l’entreprise la capacité d’influencer son espace concurrentiel au point de pouvoir en créer un nouveau, spécifique, dans lequel elle sera la seule à s’exprimer tant que les concurrents ne l’auront pas rejointe. A la différence du mode de domination par focalisation, l’approche Océan Bleu crée un nouvel espace concurrentiel, la focalisation consistant à maîtriser mieux que les autres un aspect très spécifique et restreint d’un espace concurrentiel préexistant.

 

Cette évolution ne rend pas caduques tous les outils utilisés dans le cadre de l’approche « classique ». Elle met cependant l’accent sur trois notions importantes et peu mises en avant jusqu’à présent :

 

•  L’intimité non-client, le « cœur du réacteur » de l’approche

•  La gestion des compétences et des savoirs,

• L’agilité et la capacité d’adaptation (bien plus nécessaires ici que dans l’approche traditionnelle)

 

Le but de cette approche est de fournir aux entreprises une méthodologie d’analyse et de réflexion dont l’objectif est de créer un espace sans concurrence.

 

Mais comment créer un tel espace sans concurrence ? Cela n’est-il pas plus proche de la chimère que de la réalité ?

 

Une fois lancée, cette promesse de création d’un espace sans concurrence va nécessairement rencontrer le doute. Il est effectivement difficile d’envisager un tel espace, la concurrence étant la notion la plus présente dans la nature et le moteur même de son évolution.

 

Renée Mauborgne et W. Chan Kim ne se sont évidemment pas contentés de conceptualiser cette notion d’Océan Bleu. Ils ont donné des outils et une démarche pour permettre à ceux qui avaient envie de s’engager dans cette aventure de le faire. La démarche proposée, pour un marché donné, est la suivante :

 

1.  Identification des critères qui ont aujourd’hui de la valeur sur le marché pour les clients actuels. C’est ce que la méthode appelle le « canevas stratégique ». Cet outil (cf exemple ci-dessous) analyse la proposition de valeur des offres déjà sur le marché en présentant pour chacune d’elles l’importance relative des critères de valeur identifiés.

 

2. Identification des « non-clients » et compréhension des raisons pour lesquelles ces non-clients, bien que proches du marché, satisfont leurs besoins ailleurs. Si l’on prend l’exemple de Nintendo avec sa WII (cf ci-dessous), ces non-clients proches sont des adeptes des jeux de sociétés ou de cartes par exemple qui ne sont pas attirés par les consoles de jeux. La question à laquelle il faut répondre est donc la suivante : « Pour quelles raisons ces personnes qui aiment les jeux se détournent-elles de cette proposition ? ». Les réponses à cette question permettront d’identifier d’une part quels seraient les axes de valeur à intégrer potentiellement dans la proposition au marché pour capter ces non-clients et d’autre part quels sont ceux qui ont un effet repoussoir dans la proposition faite au marché comme la complexité par exemple.

 

3.  Alimentation de la « Grille des 4 actions » ou ERAC (Exclure, Renforcer, Atténuer, Créer). Cette grille formalise pour chacun des axes de valeur identifiés, anciens et nouveaux, l’approche que l’entreprise souhaite retenir. Les nouveaux peuvent être créés ou exclus, les anciens exclus, renforcés ou atténués. Comme dans le canevas d’origine, l’objectif est de définir l’importance relative de chaque axe identifié et donc le « mix » proposé au marché.

 

4.   Représentation du nouveau « canevas stratégique » qui met en évidence ce nouveau « mix de valeurs » que l’entreprise a décidé de proposer au marché pour créer un « terrain de jeu » propre car correspondant uniquement à cette nouvelle proposition. Ce « mix » définit les axes stratégiques sur lesquels l’entreprise doit travailler pour proposer une offre acceptable par ces nouveaux clients.

 

©  « Stratégie Océan Bleu » Renée Mauborgne et W. Chan Kim / Editions PEARSON 2015

 

Ci-dessus, un exemple du canevas stratégique que Nintendo a produit en pensant à sa nouvelle console de jeu, la WII, arrivée sur le marché après la PS3 et la Xbox. On voit comment Nintendo a minimisé l’importance des axes de valeurs proposés par Sony et Microsoft, qui se battent sur un produit extrêmement similaire, pour emmener la console de jeux vers quelque chose de nouveau plus orienté partage et famille et moins performance technique.

 

On voit en particulier dans ce canevas que le prix proposé par Nintendo est significativement plus bas que celui des offres alternatives. L’enquête menée par l’entreprise auprès des « non-clients » a très probablement mis en évidence que l’un des freins à l’entrée de ces non-clients sur le marché était le prix de la console. Sa réponse a donc été évidemment de proposer une console moins chère. Mais cette réponse n’est pas le résultat de l’application d’une stratégie de domination par les coûts contrairement à ce que l’on pourrait penser. Cela aurait été le cas si la proposition de Nintendo, sur les autres axes de valeur, était similaire à celle de Sony ou Microsoft. Or, ce n’est pas le cas puisque Nintendo propose une console techniquement beaucoup moins évoluée mais capable de répondre à des attentes totalement délaissées par ses deux compétiteurs. On est donc bien là devant une proposition au marché nouvelle, destinée à des personnes non-utilisatrices des consoles PS3 et Xbox, qui ouvre un nouvel espace concurrentiel.

 

A noter que l’on peut discuter du fait de présenter dans le canevas l’axe stratégique « prix » de la même façon que l’axe « taille du disque dur » par exemple. En effet, à part dans le domaine très spécifique du luxe, le prix n’est pas un axe de valeur en lui-même. En effet, si l’on considère le prix comme l’effort monétaire qu’un client est prêt à consentir pour acquérir votre proposition, alors celui-ci n’est en aucun cas une caractéristique maîtrisée par l’entreprise. Ainsi, je ne considèrerais par le prix comme un axe de valeur à intégrer dans le canevas stratégique mais comme un critère à part auquel l’entreprise doit se conformer au mieux. Cela étant, on comprend que Mauborgne et Chin Kan aient choisi, par souci de simplification, cette présentation mais cela ne doit pas modifier la perception que nous avons de cette notion.

 

 



Nous avons dit que cette approche ne s’affranchit pas des outils « traditionnels ». La compréhension de la nouvelle proposition de valeur à faire au marché peut s’appuyer sur une analyse PESTEL et la capacité de l’entreprise à y répondre peut être évaluée à travers une matrice SWOT. La spécificité de cette approche est cependant réelle et double :

 

-  Elle reconnaît à l’entreprise la capacité à influer sur son espace concurrentiel alors que l’approche traditionnelle considère cet espace comme une pure contrainte à intégrer.

 

-  Elle met en avant l’intimité client et non client à travers une compréhension fine des raisons pour lesquelles des clients potentiels, plus ou moins proches du marché en question, décident d’aller ailleurs, pour construire une proposition spécifique qui répond à leurs attentes.

 

Enfin, son grand avantage est de permettre de proposer une offre spécifique et nouvelle sans pour autant nécessiter d’innovation technologique. La différence entre les deux approches, traditionnelle et Océan Bleu, peut être synthétisée de la façon suivante :

Mais cette approche présente des difficultés elles-aussi spécifiques. Car si la perspective d’une vie sans concurrence peut être tentante, il faut comprendre que cette approche impose de passer d’un environnement de marché certes dur mais connu à un espace concurrentiel dont on ne sait pas s’il sera fructueux ou pas. Ce saut dans l’inconnu, comme celui que fait Nintendo avec la WII, peut être mal accepté par les salariés et considéré comme trop risqué. Même si l’alternative est un combat sans pitié, les convaincre de prendre le contrepied du marché sera toujours difficile et demandera beaucoup de persuasion et de travail d’explication.

 

On peut penser par exemple qu’il n’aura certainement pas été facile de faire accepter aux ingénieurs de Nintendo qu’ils devaient produire une console moins performante techniquement que celle de leurs compétiteurs. L’Océan Bleu est peut-être un long fleuve tranquille mais il sera toujours difficile de convaincre les salariés que c’est bien le chemin à prendre.


 

Synthèse des précédents articles :

 

Raison d’Être et Stratégie sont intimement liées, l’une conditionnant l’autre, la raison d’être permettant d’expliquer et justifier aux yeux des parties prenantes les axes stratégiques décidés par l’entreprise tout en leur assurant le respect des valeurs fondamentales de la structure.

 

Les outils traditionnellement proposés pour structurer la réflexion stratégique partent du postulat que l’entreprise subit majoritairement son environnement (soit parce qu’il exerce sur elle des contraintes, soit parce qu’il ouvre des opportunités) et qu’il est impératif pour elle de s’y adapter au mieux pour survivre (en exploitant ses forces et en corrigeant si possible ses faiblesses). C’est la raison pour laquelle l’objectif majeur des décisions stratégiques est de parvenir à la constitution par l’entreprise d’un avantage stratégique durable qui lui assurera une certaine domination sur son marché. Or, la stratégie de domination préférentielle, assise sur la maîtrise des coûts, a tendance à entrainer les entreprises dans une course à la sobriété épuisante qui peut s’avérer contreproductive voire fatale si elle devient exacerbée.

 

Une approche alternative, nommée par ses concepteurs « Océan Bleu », en intégrant dans l’équation des paramètres ignorés jusqu’à présent comme en particulier l’attention portée aux « presque clients » et aux raisons qui sont les leurs de ne pas entrer sur le marché analysé, donne un espoir de développement sans combat par la création d’un espace concurrentiel nouveau. Cet espace dans lequel l’entreprise sera, pour un temps tout du moins, seule la protège temporairement de cette concurrence exacerbée ce qui lui permettra de se développer librement. Nintendo et sa WII a démontré la puissance de cette approche.

 

Mais quel que soit l’océan dans lequel agit l’entreprise et quelle que soit la qualité de sa réflexion stratégique, l’entreprise en général et le dirigeant en particulier doit à présent se confronter à un obstacle toujours difficile à franchir pour toute structure humaine : la prise de décision, le choix à opérer entre les alternatives stratégiques qui s’ouvrent à l’entreprise.


Ce sujet de la sécurisation de la prise de décision sera le thème du prochain article de notre série.




 
 
 

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